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La caméra panoramique balaie un large boulevard, des bâtiments d’un côté, une sorte de parc de l’autre. Le soleil brille tout en haut d’un immense ciel bleu. Il y a beaucoup de gens, une foule en liesse, mais on n’entend rien ; le film est muet. Des voitures avancent lentement vers la caméra, précédées par des flics à moto. C’est un convoi officiel.
Zoom avant sur une décapotable bleu nuit, une Lincoln rallongée avec des drapeaux américains sur les ailes. Deux hommes sont assis à l’avant, un couple sur le siège du milieu et un autre couple à l’arrière. Ils sourient et font des signes de la main en direction de la foule massée sur les trottoirs.
Zoom avant sur le visage de l’un des hommes. Ses cheveux épais, ses grandes dents blanches brillent au soleil.
C’est John Fitzgerald Kennedy.
La caméra suit lentement Kennedy qui tourne la tête et regarde la femme assise à côté de lui. Sa femme. La première dame, Jackie. Elle porte un tailleur rose et le petit chapeau en forme de camembert qui n’appartenait qu’à elle. Ils semblent partager un moment – de quoi ? D’intimité ? De triomphe ? La caméra s’attarde sur leurs deux visages et ils sont tellement vivants, tellement beaux. Ils ont l’air de planer au sommet du monde.
Mais la caméra les abandonne, prenant du champ par rapport au cortège de véhicules et faisant un panoramique sur une pergola blanche, incurvée, dont la colonnade immaculée évoquant la Grèce antique paraît un peu déplacée sous le soleil éclatant du Texas. Elle recadre sur une butte herbeuse, dégagée, des globes de lampadaires et des arbres : le point se fait sur les branches précocement dénudées par l’automne. La foule est plus clairsemée à cet endroit. Les gens attendent dans un calme presque étrange que le cortège passe devant eux.
La caméra s’arrête un instant sur un bel homme tête nue, élégamment vêtu d’un costume noir, debout à côté d’un panneau d’autoroute. Il tient un parapluie au creux du coude, ce qui est insolite parce qu’il n’y a pas un nuage dans le ciel, mais la caméra le quitte à son tour et recadre une famille américaine typique, qui pourrait être tout droit sortie des pages du Saturday Evening Post. La mère ressemble à Jackie avec sa robe rouge, sans manches, et ses chaussures rouges à talon. Le père tient son garçon sur ses épaules, lui disant peut-être qu’il n’oubliera jamais ce jour. Le jour où il aura vu le président des États-Unis d’Amérique.
La caméra passe maintenant à une palissade qui sépare la butte herbeuse de ce qui ressemble à un parking près d’un terrain vague avec des rails de chemin de fer. Elle s’arrête brusquement sur un homme en costume et chapeau marron, caché derrière la palissade, parce qu’il a un fusil entre les mains.
La caméra reste sur le profil de l’homme, détaille son expression pensive, quand tout à coup il se retourne et regarde droit vers l’objectif. Ses yeux s’éclairent alors comme s’il savait qu’il était la vedette de ce macabre film d’amateur, et qu’il voulait que tout le monde le sache.
Mais au bout d’un moment son visage se durcit, devient cruel, et il détourne le regard en direction de la butte herbeuse.
Lentement, il porte le fusil à son épaule, et vise soigneusement.
Et puis tout devient flou – la pergola, les arbres, l’herbe, l’asphalte, les gens, ne sont plus qu’un kaléidoscope de couleurs tournoyantes jusqu’à ce que la caméra revienne sur l’homme tiré à quatre épingles avec son parapluie. Il a l’air tendu, comme s’il attendait quelque chose. Tout à coup, il ouvre le parapluie et le lève haut au-dessus de sa tête. Est-ce un signal pour l’homme au fusil ? Parce que la caméra repart le long de la rue et recadre, après un panoramique saccadé, la voiture du président qui se rapproche. La caméra zoome sur ce célèbre visage souriant. Le cadrage est si serré qu’il remplit le mur de la pièce.
Il a l’air heureux, il se prête au jeu que la foule attend de lui, il se repaît de son adulation, de ses acclamations. Et puis sa main s’arrête au milieu de son geste, il se tourne à moitié vers Jackie. A-t-il entendu quelque chose ? Vu quelque chose ?
Tout à coup, il lève les mains, les porte à sa gorge. Il a l’air complètement surpris. C’est alors que Jackie réagit à son tour, elle regarde son mari, ne comprend pas ce qui est déjà arrivé, ce qui va encore arriver, bientôt, d’un instant à l’autre maintenant. Et puis elle comprend et son visage se convulse d’horreur.
Le chauffeur se retourne aussi pour regarder par-dessus son épaule, et la voiture ralentit, ralentit, s’arrête…
C’est alors que la tête du président explose dans un brouillard rouge, et des petits bouts de matière blanche – de son crâne ? – volent en l’air.
La caméra a un soubresaut, passe rapidement sur la foule, enregistrant l’hystérie, la terreur, les bouches hurlantes qui ne font pas un bruit, et revient sur la Lincoln qui accélère follement. Un agent des services secrets court à côté, saute sur le coffre arrière, où un bout du crâne du président a atterri, un fragment que Jackie, dans son tailleur rose vif et son petit chapeau en forme de camembert, essaie, à quatre pattes, de récupérer, comme si elle n’avait qu’à le remettre en place pour que tout s’arrange et redevienne normal.
Zoom avant sur le président, affalé sur le siège, immobile. L’image s’attarde sur lui, presque amoureusement, avec une emphase assez théâtrale, comme pour dire – regardez, il est mort, non mais regardez ! L’arrière de sa tête a sauté !
Et puis la caméra, comme brusquement révulsée, bondit loin du carnage, revient sur le meurtrier juste au moment où il se baisse pour ramasser les douilles éjectées. Ensuite, il se relève, il regarde droit vers l’objectif, et il a un grand sourire du genre, Oui, je l’ai fait, et je vous emmerde.
Il se détourne alors et court vers un autre homme qui l’attend, debout non loin de là. Un homme avec une espèce d’uniforme, mais pas un flic. Il porte une combinaison rayée et une casquette à visière, comme un cheminot dans les livres d’enfants. L’assassin lui jette le fusil en passant, et puis il sort de l’image.
La caméra enregistre chacun des mouvements de l’homme en combinaison rayée qui démonte le fusil, rapidement et sans heurt, le met dans une boîte à outils et s’éloigne le long de la voie ferrée, vers les wagons de marchandises immobilisés là.
Des wagons de marchandises qu’avale lentement un fondu au blanc.